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Le lendemain, Pitt retourna à Callander Square dans l’espoir d’interroger les domestiques des deux dernières maisons, mais ce fut seulement en début d’après-midi qu’ils rentrèrent de leur long week-end à la campagne. Il était donc plus de trois heures quand le majordome des Campbell l’introduisit dans un petit salon où il vit tour à tour les autres serviteurs. Naturellement, ils s’attendaient à ses questions : la nouvelle avait dû les accueillir pratiquement sur le pas de la porte en la personne d’une fille de cuisine, d’une bonne ou d’un groom impatients de leur rapporter les événements, ainsi que leur propre interprétation imagée des faits.

N’ayant rien appris de nouveau, Pitt s’apprêtait à partir quand il rencontra la maîtresse de maison. Fils cadet d’une famille riche et influente, l’honorable Garson Campbell menait un train de vie conforme à sa situation. Mariah Campbell était une femme agréable à regarder ; proche de la quarantaine, elle avait un visage ouvert et de beaux yeux noisette. Elle avait été occupée à défaire les bagages et à organiser l’emploi du temps de sa famille qui, expliqua-t-elle rapidement, comptait un fils, Albert, et deux filles, Victoria et Mary. En découvrant l’objet de la visite de Pitt, elle ne cacha pas son désarroi. Visiblement, les ragots n’étaient pas encore parvenus à ses oreilles, et elle le supplia d’être discret, afin d’épargner les enfants.

— Je vous assure, madame, qu’il ne me viendrait pas à l’idée d’aborder un tel sujet avec un enfant, dit-il sincèrement.

Il omit de préciser que si un enfant lui en parlait le premier, il ne répugnerait pas à l’écouter. Il avait remarqué que, généralement, les enfants étaient beaucoup moins affectés par la mort que les adultes. Et parmi eux, rares étaient ceux qui ne fourraient pas leur nez partout, qui n’étaient pas capables d’extorquer aux domestiques jusqu’au dernier détail, même brodé ou imaginaire.

— Je vous remercie, fit-elle courtoisement. Les enfants sont… vulnérables.

Elle s’était tournée vers la fenêtre.

— Il y a tant de laideur autour de nous. Le moins qu’on puisse faire, c’est de les en protéger aussi longtemps que possible.

Pitt ne partageait guère ce point de vue. Plus on cachait la vérité, pensait-il, plus elle était difficile à affronter quand, finalement, elle rompait toutes les digues, balayant au passage les barrières soigneusement dressées par la société. Il ouvrit la bouche pour objecter qu’à petites doses, cela rendait plus résistant à la douleur, quand il se rappela qui il était. Les policiers n’avaient pas de conseils à donner en matière d’éducation aux dames qui habitaient Callander Square. Les policiers ne philosophaient pas.

— Je crains, madame, qu’ils ne l’apprennent par les domestiques, fit-il avec douceur.

Elle fronça les sourcils.

— Je mettrai les domestiques en garde. Le premier qui en parlera perdra immédiatement sa place.

Pitt eut une pensée pour la servante étourdie qui, dans un moment d’insouciance, de volubilité, céderait à l’insistance enfantine, voire à un chantage mesquin, perdant ainsi travail et logement d’un seul coup. Son enfance à elle ne l’avait pas préservée de la face sombre de la vie.

— Certainement, acquiesça-t-il avec tristesse. Mais il y a d’autres domestiques dans le voisinage, madame, et d’autres enfants.

Il s’attendait à une réaction de colère ; elle le considéra simplement avec une soudaine lassitude.

— C’est vrai, Mr… Pitt, avez-vous dit ? Et les enfants aiment à se raconter des histoires lugubres. Cependant, je reste persuadée que vous n’effrayerez personne inutilement. Vous-même, avez-vous des enfants ?

— Pas encore, madame. Ma femme attend notre premier.

Il l’annonça avec un ridicule sentiment de fierté, guettant son approbation.

— J’espère que ça se passe bien.

Elle avait le regard éteint.

— Y a-t-il autre chose que vous désirez savoir ?

Il était perdu, déboussolé.

— Non, je vous remercie. Je serai certainement obligé de revenir. L’enquête risque d’être longue, à supposer qu’elle aboutisse un jour. Mais ce sera tout pour aujourd’hui.

— Au revoir, Mr. Pitt. Jenkins va vous reconduire.

— Au revoir, madame.

Il s’inclina imperceptiblement et rejoignit le majordome qui attendait pour lui ouvrir la porte donnant sur le square jonché de feuilles mortes.

La maison Doran offrait un contraste saisissant avec toutes les autres résidences de Callander Square. Elle croulait sous les photographies, les broderies et les fleurs séchées, sous verre, pressées, en pot et même des fleurs coupées dans des vases peints. Il y avait aussi au moins trois cages d’oiseaux garnies de franges et de clochettes.

Une femme de chambre d’âge mûr vint lui ouvrir. Elle incarnait une exception à la règle : il était difficile d’imaginer qu’on l’eût choisie pour son physique, sauf qu’elle avait des dents impeccables et une voix aussi riche et onctueuse que la crème du Devon.

— Nous vous attendions, dit-elle calmement, avec une légère pointe d’accent du Sud-Ouest. Miss Laetitia et Miss Georgiana sont en train de prendre le thé. Vous aimeriez sans doute leur parler d’abord.

Visiblement, sa réponse ne l’intéressait pas. Elle pivota, lui laissant le soin de refermer la porte et de la suivre à l’intérieur.

Laetitia et Georgiana étaient effectivement en train de boire le thé. Délicatement étendue sur une chaise longue, maigre comme un clou, Georgiana était exquisément vêtue dans les tons gris et mauves. Sa tasse était posée sur une table à trois pieds à côté d’elle. Elle regarda Pitt sans déplaisir.

— C’est donc vous, le policier ? Quelle drôle d’allure vous avez, franchement ! Surtout, ne soyez pas vulgaire avec moi. Je suis extrêmement fragile. Je suis souffrante.

— Désolé de l’apprendre.

Non sans mal, Pitt réussit à garder son sérieux.

— J’espère ne pas vous déranger trop longtemps.

— Vous m’avez déjà dérangée, mais je m’incline de bonne grâce, au nom de la nécessité. Je suis Georgiana Duff. Et voici…

Elle désigna une réplique un peu plus jeune et mieux conservée d’elle-même dans l’autre fauteuil.

— … ma sœur Laetitia Doran. C’est elle qui a eu le malheur, ou la mauvaise idée, d’acheter une maison dans ce quartier désastreux. C’est à elle, par conséquent, que vous devez adresser vos remarques.

Pitt se tourna vers Laetitia.

— Toutes mes excuses, une fois de plus, Mrs. Doran, mais compte tenu de la tragique découverte dans le jardin, nous sommes dans l’obligation d’interroger les domestiques, et plus particulièrement les jeunes servantes, de toutes les résidences donnant sur le square. Laetitia cligna des paupières.

— Évidemment, riposta Georgiana d’un ton cassant. C’est tout ce que vous avez à dire ?

— J’ai besoin de votre permission pour parler à vos serviteurs.

— Vous le ferez de toute façon, grommela Georgiana.

— Je préfère avoir votre autorisation d’abord, madame.

— Ne m’appelez pas « madame ». Je n’aime pas ça. Et ne restez pas là, planté devant moi. Vous me donnez le vertige. Asseyez-vous ou je vais m’évanouir !

Pitt s’assit, réprimant un sourire.

— Merci. M’autorisez-vous à voir vos domestiques ? Il regarda Laetitia.

— Oui, oui, certainement, répondit-elle, gênée. S’il vous plaît, tâchez de ne pas les contrarier. Il est si difficile de remplacer avantageusement quelqu’un, de nos jours. Et il faut que la pauvre Georgiana soit soignée correctement.

« La pauvre Georgiana », se dit Pitt en son for intérieur, s’arrangerait toujours, au paradis comme en enfer, pour être soignée correctement.

— Bien sûr.

Il se leva et se dirigea vers la porte pour ne pas l’incommoder davantage par sa présence.

— Auriez-vous renvoyé quelqu’un ces six derniers mois, une jeune femme qui aurait quitté la maison ?

— Personne, répliqua Laetitia précipitamment. Rien n’a bougé ici depuis des années ! Des années et des années !

— Vous n’avez pas d’enfants, madame ? Des filles qui se seraient mariées et seraient parties en emmenant une femme de chambre ?

— Absolument pas !

— Je vous remercie. Je ne vous importunerai pas plus longtemps.

Et il sortit, refermant la porte sans bruit.

Il passa deux heures dans la maison Doran, mais n’y apprit rien de plus.

Charlotte ne s’était pas trompée ; Emily commençait à trouver qu’il manquait quelque chose à la vie mondaine, un certain piment qu’elle recherchait de plus en plus. Incontestablement, son existence lui plaisait : elle n’aurait su rêver mieux pour elle. Alors que Charlotte et elle étaient encore à la maison, à Cater Street, chez papa et maman, à l’époque où la pauvre Sarah était en vie, elle savait déjà précisément ce qu’elle voulait. À peine s’étaient-ils rencontrés qu’elle avait résolu d’épouser Lord George Ashworth, union qu’elle jugeait maintenant parfaitement réussie. Naturellement, George avait des défauts, mais qui n’en avait pas ? Sa principale vertu était qu’il estimait Emily et se montrait à la fois généreux et urbain. Il n’était pas vilain garçon, et il lui arrivait même d’avoir de l’esprit. Bien sûr, c’eût été plus agréable s’il jouait un peu moins : quelle scandaleuse perte d’argent c’était ! Mais s’il courtisait d’autres femmes, il le faisait en toute discrétion. Il sortait rarement sans Emily et ne la harcelait pas sur ses occupations ou ses relations féminines. Ce qui était un point considérable en sa faveur. Emily connaissait nombre d’épouses que leurs maris abandonnaient pour se rendre dans des endroits totalement infréquentables, et qui pourtant leur reprochaient leur extravagance ou les réceptions qu’elles organisaient elles-mêmes l’après-midi.

Il y avait cependant une lacune, une certaine absence de motivation dans son mode de vie quotidien. Depuis qu’elle était devenue Lady Ashworth, elle avait gravi avec une relative aisance les échelons de la hiérarchie mondaine dont elle rêvait et, pour le moment du moins, l’abominable énigme de Charlotte lui offrait justement la diversion souhaitée, avec l’avantage supplémentaire de réellement aider quelqu’un, à supposer qu’on retrouve la malheureuse !

Et puis, elle était très attachée à sa sœur. En société, évidemment, Charlotte était un vrai cauchemar ! Ce n’était pas la peine de songer à l’emmener aux après-midi, aux dîners et aux bals qu’elle fréquentait elle-même ; bien que, dans les grandes occasions, elle se surprît déjà à se demander comment Charlotte aurait réagi en telle ou telle circonstance. Par ailleurs, cette histoire leur offrait l’occasion de faire quelque chose ensemble, ce qui était déjà plaisant en soi.

Lorsque George rentra, juste à temps pour se changer avant le dîner, oubliant sa dignité, elle monta l’escalier quatre à quatre pour le rattraper. Sur le palier, il se retourna, étonné.

— Que se passe-t-il ?

— Je voudrais rencontrer Christina Balantyne, déclara-t-elle de but en blanc.

— Ce soir ?

Un sourire incrédule effleura ses lèvres bien dessinées.

— Elle n’est pas si drôle que ça, je vous assure.

— Je n’ai pas envie de rire. Ce que je veux, c’est être invitée chez elle, ou du moins pouvoir lui rendre visite sans avoir l’air de rechercher sa compagnie trop ostensiblement.

— Mais pour quoi faire ?

Il haussa les sourcils.

— Est-ce Augusta que vous désirez approcher ? Elle est très grande dame, Augusta. Son père était duc, et elle a vécu toute sa vie à l’avenant. Sans trop se forcer, à mon avis.

Bien que ce ne fût pas la vraie raison, le prétexte semblait excellent.

— Oui, c’est ça. S’il vous plaît, George.

Elle lui sourit franchement.

— Vous allez être déçue. Elle ne vous plaira pas.

Il regarda en bas en fronçant légèrement les sourcils.

— Qu’elle me plaise ou non, ça m’est égal. Je veux seulement pouvoir aller chez eux.

— Pourquoi ?

— George, je ne vous interroge pas sur vos fréquentations chez White ou chez Boodle, alors laissez-moi me distraire en fréquentant qui bon me semble.

Elle lui sourit avec un mélange de charme, parce qu’elle avait une réelle affection pour lui, et de sincérité, car s’il y avait comédie entre eux, c’était uniquement par respect des convenances, sans aucune intention de tromperie.

Il lui tapota la joue et l’embrassa.

— Ce ne devrait pas être difficile d’aborder Brandy Balantyne qui est un garçon charmant. Le meilleur, et de loin, de toute la famille. Les autres vous décevront, je vous préviens !

— Peut-être.

Entièrement satisfaite, elle le gratifia d’un sourire angélique.

— Mais j’aimerais pouvoir en juger par moi-même.

Trois jours passèrent avant qu’Emily pût mettre son plan à exécution. Finalement, elle s’habilla avec soin, dans les bruns pastel passementés d’or, avec un manchon fourré contre le froid, et partit rendre visite à Christina Balantyne. Sa mise lui apparaissait comme une juste alliance de dignité et d’assurance, doublée du degré d’amitié qu’une dame de la noblesse pouvait témoigner à quelqu’un qui était presque du même rang qu’elle, mais pas tout à fait. Elle avait également pris la peine de vérifier que Christina serait chez elle dans l’après-midi. Pour ce faire, sa femme de chambre avait dû jouer les limiers ; il se trouvait qu’elle connaissait vaguement la femme de chambre d’une certaine Susanna Barclay qui était une habituée de Callander Square. En fait, il y avait plus de points communs entre Emily et Mr. Pitt que ce dernier ne l’eût imaginé.

Emily fit arrêter son équipage avec ses valets et, à quatre heures moins le quart, se présenta à la porte des Balantyne. Comme tous les après-midi, ce fut une femme de chambre qui lui ouvrit. Emily lui adressa un sourire enjôleur, sortit sa carte de son étui en ivoire et la lui tendit de sa petite main élégamment gantée. Elle était très fière de ses mains.

La servante prit la carte, la lut sans en avoir l’air et lui rendit son sourire.

— Si Madame veut bien se donner la peine d’entrer, Lady Augusta et Miss Christina reçoivent dans le boudoir.

Cet accueil, étonnamment volubile, s’expliquait uniquement par le fait qu’Emily était vicomtesse : c’était sa première visite, et elle s’était déplacée en personne au lieu de laisser sa carte. C’était donc un honneur, et une femme de chambre expérimentée était aussi bien versée dans ces subtiles distinctions sociales que sa maîtresse.

Elle ne frappa pas à la porte – c’eût été vulgaire –, mais la poussa directement et annonça Emily.

— Lady Ashworth.

Bien que dévorée de curiosité, Emily parvint à le dissimuler magnifiquement. Elle fit son entrée, la main tendue, sans regarder ni à droite ni à gauche. Il y eut un léger remous parmi les cinq ou six visiteuses, vite réprimé, protocole oblige. On n’étalait pas un sentiment aussi naïf en public.

Lady Augusta demeura assise.

— Quelle délicieuse surprise ! fit-elle en élevant la voix. Je vous en prie, Lady Ashworth, prenez place. Comme c’est gentil de votre part de venir nous voir !

Emily s’assit, rajustant sa jupe presque machinalement, mais précisément tout à son avantage.

— Je suis sûre que nous avons de nombreux amis communs, dit-elle d’un ton détaché. C’est un pur hasard que nous ne nous soyons pas rencontrées plus tôt.

— En effet.

Augusta ne voulait pas se compromettre non plus.

— Je sais que vous connaissez ma fille Christina.

C’était un constat. Emily regarda le joli minois de Christina, avec son petit menton doux et ses lèvres pulpeuses. C’était un visage peu ordinaire ; bien plus que la beauté, on y lisait de la personnalité et une bonne part de provocation. Les hommes ne manqueraient pas de succomber à son charme. Il promettait à la fois appétit et reddition. On devait admettre que les hommes étaient d’une bêtise incomparable, dès qu’il s’agissait de femmes. Emily avait décelé au premier coup d’œil la dureté dans les contours du nez impertinent et dans la courbure des lèvres. Plus prompte à prendre qu’à donner, décida-t-elle. Elle garda son jugement pour elle et se tourna vers la femme qu’Augusta lui désignait déjà.

— Lady Carlton, disait-elle. Sir Robert est au gouvernement, vous savez, aux Affaires étrangères.

Emily lui sourit. Cette femme-là était entièrement différente : grande bouche, moins jolie, plus chaleureuse. Mais ses mains étaient serrées sur ses genoux, et elle avait d’imperceptibles rides autour des yeux et des lèvres. Plus âgée que Christina, elle devait avoir une trentaine d’années ; on sentait une certaine tension, une nervosité derrière son aimable contenance. Emily et elle échangèrent un signe de la tête et quelques mots polis.

Une fois les présentations terminées, la conversation démarra, d’abord sur le temps, exceptionnellement doux pour un mois d’octobre, ensuite sur la mode, pour se porter enfin sur un sujet réellement intéressant : les derniers potins. Le thé fut servi à quatre heures, apporté par la femme de chambre et versé par Lady Augusta.

Emily s’arrangea pour causer avec Christina et Euphemia Carlton. Très vite, on aborda la découverte des corps dans le jardin.

— Quelle horreur ! frissonna Euphemia. Pauvres petites âmes.

Son visage s’était assombri.

— Ils ne se sont rendu compte de rien, répliqua Christina, prosaïque. C’étaient des nouveau-nés, je crois. Peut-être même étaient-ils déjà morts à la naissance.

— Cela n’empêche pas qu’ils avaient une âme, fit Euphemia, le regard lointain.

Emily dressa instantanément l’oreille, mais à son excitation se mêlait un étrange désarroi. Serait-ce possible… aussi vite, aussi facilement ? Était-ce le remords qu’on lisait sur le visage d’Euphemia Carlton ? Tâche d’en savoir plus sur elle. Pourquoi aurait-elle commis un acte aussi abominable ? Quelle femme de qualité, mariée et riche aurait agi de la sorte ? Il faudrait questionner Charlotte plus en détail sur les bébés. Étaient-ils noirs, présentaient-ils quelque autre particularité témoignant d’infidélité conjugale ?

— Vous n’êtes certainement pas au courant de notre histoire d’horreur, reprit Christina.

— Je vous demande pardon ?

Emily la considéra d’un air innocent.

— Notre horreur, répéta Christina. Les cadavres enterrés dans le square.

— En dehors des quelques bribes que vous avez mentionnées, non, mentit Emily sans le moindre scrupule. S’il vous plaît, si ce n’est point trop pénible pour vous, éclairez-moi.

Christina ne pouvait, certes, lui en apprendre plus que Charlotte, mais elle souhaitait voir la réaction d’Euphemia, et celle de Christina également, le cas échéant.

— Il n’y a pas grand-chose à raconter, commença Christina aussitôt. Les jardiniers creusaient la terre pour planter une espèce d’arbuste quand ils ont découvert ces cadavres de bébés. Naturellement, ils ont appelé la police.

— Comment le savez-vous ? s’enquit Emily.

— Mais par les domestiques, ma chère ! Comment se tient-on informé de ce qui se passe en général ? Et alors, un policier très bizarre est arrivé. Vraiment, on n’a jamais vu ça : tout en bras, jambes et cheveux ! Je parie qu’il ne connaît pas le barbier, et encore moins le peigne ou les ciseaux. Ou peut-être que les classes laborieuses n’ont pas de barbiers. En plus, il était gigantesque !

Emily sourit intérieurement à cette description de Pitt qui ne manquait pas de véracité.

— Imaginez ma surprise, poursuivait Christina, quand il a ouvert la bouche et m’a parlé le plus courtoisement du monde. Si je ne l’avais pas vu, je l’aurais pris pour un gentleman.

— Il ne vous a tout de même pas interrogée ?

Emily prit un air scandalisé, essentiellement pour cacher son hilarité.

— Bien sûr que non ! Je l’ai simplement croisé dans le vestibule. Il était là pour questionner tous les domestiques du square. Je suppose qu’il doit s’agir d’une pauvre fille, incapable de se contrôler.

Elle baissa les yeux, comme en proie à un embarras momentané. Lorsqu’elle releva la tête, son regard brillait à nouveau.

— Quelle aventure, vous pensez, d’avoir des policiers partout ! Évidemment, mère trouve ça macabre ; d’après elle, ça va nuire à la réputation du quartier. Moi, je crois que les gens comprendront. Tout le monde a des domestiques, non ? Ce genre de problème peut arriver à n’importe qui. Le nôtre est juste un peu plus sinistre, c’est tout.

Euphemia était pâle ; à l’évidence, elle ne désirait pas poursuivre cette conversation. Emily vola à son secours.

— Assurément, acquiesça-t-elle. Lady Carlton, Lady Augusta a dit que votre mari était au gouvernement. Je suppose que vous devez faire très attention à vos domestiques et exiger d’eux la plus totale discrétion.

Euphemia sourit.

— Sir Robert rapporte rarement du travail confidentiel à la maison, mais, en effet, il faut que les domestiques restent discrets quant aux conversations entendues à table, par exemple.

— Comme c’est intéressant !

Emily feignit une exaltation juvénile et poursuivit ce sujet jusqu’à ce qu’elle eût fini son thé et que vînt l’heure de prendre congé. Elle reviendrait ; autrement elle allait passer pour une farfelue. Une femme cultivée ne se bornait jamais à une seule visite. Elle venait encore au moins une fois et laissait sa carte à deux autres occasions.

Elle s’excusa, cherchant fébrilement un prétexte pour retourner à Callander Square, de préférence dans le courant de la semaine.

— C’était charmant, murmura-t-elle à Lady Augusta. George m’a tant parlé de vous… j’ai été ravie de vous rencontrer.

C’était pour lui rappeler que George était un ami de Brandy Balantyne et qu’ils évoluaient dans les mêmes cercles.

— Très aimable à vous, répondit Augusta distraitement. Nous organisons un petit divertissement vendredi après-midi. Si vous n’avez pas d’autres projets, peut-être serez-vous des nôtres ?

— Avec plaisir, dit Emily tout aussi nonchalamment. Je tâcherai de passer.

Et elle quitta la pièce en proie à une immense satisfaction.

Le lendemain après-midi, elle mit une simple robe verte, prit un seul valet sans livrée et se rendit directement chez Charlotte. C’était bien plus facile que d’attendre sa visite. Premièrement, parce qu’elle n’avait pas d’équipage à elle et devait louer un cab. Et deuxièmement, bien sûr, parce qu’Emily ne tenait pas en place.

Elle fit irruption chez sa sœur qu’elle trouva en plein raccommodage.

— Mais que fais-tu, voyons ? Pose ça et écoute-moi !

Charlotte leva le torchon qu’elle tenait à la main.

— Je croyais que les femmes du monde ne se déplaçaient pas avant trois heures. Or il n’est que deux heures moins le quart, observa-t-elle avec un sourire.

Emily s’empara du torchon et le jeta sur le canapé.

— J’ai appris des tas de choses ! s’exclama-t-elle. Je suis allée chez les Balantyne ; j’ai fait la connaissance de Christina et de Lady Augusta, mais surtout d’une certaine Lady Euphemia Carlton qui supporte mal d’entendre parler des bébés du square ! Je la soupçonne d’être au courant de quelque chose. On la sent tourmentée, je te le jure. Charlotte, crois-tu que j’aie déjà résolu le mystère ?

Charlotte la regarda sérieusement.

— Lady Carlton n’est pas mariée ?

— Bien sûr que si ! rétorqua Emily impatiemment. Mais peut-être qu’elle a un amant. Les enfants, les bébés, risquaient peut-être de la trahir. Avaient-ils des signes particuliers tels qu’une peau foncée ou des cheveux roux, par exemple ?

Emily reprit sa respiration et enchaîna sans laisser à Charlotte le temps de réagir.

— Son mari est au gouvernement. Elle pourrait avoir une liaison avec un étranger, un Grec ou un Indien. Il pourrait y avoir des secrets en jeu. Qu’en penses-tu, Charlotte ? Elle a beaucoup de charme, tu sais ; elle n’est pas belle, mais elle est très chaleureuse. Tout à fait du style à tomber amoureuse et à commettre des folies.

Charlotte la contemplait d’un air songeur.

— Il faudra que je demande à Thomas, mais je doute qu’il me réponde…

— Allons, ne sois pas aussi velléitaire, s’écria Emily avec exaspération. Ne me dis pas que tu n’arriveras pas à l’amadouer ! Cet homme-là est fou de toi. Invente un prétexte ! Il faut que je sache, sinon pourquoi aurait-elle fait ça ? Une femme ne tue pas ses propres enfants, ne les enterre pas même quand ils sont mort-nés, sans quelque impérieuse raison.

— C’est vrai, admit Charlotte sagement. Mais je doute que Thomas prenne mon intérêt pour de la simple curiosité. Il n’est pas aussi commode que George, ni aussi innocent, ajouta-t-elle.

Emily n’avait jamais considéré George Ashworth comme quelqu’un d’innocent, mais, à la réflexion, elle comprit ce que Charlotte entendait par là. Seulement, ce n’était pas tant de la naïveté que de l’insouciance. Il pensait savoir exactement comment Emily se comporterait dans une situation donnée et faisait confiance à son jugement. Pitt, en revanche, était bien trop lucide pour se fier à quelque chose d’aussi chaotique que le jugement de Charlotte.

— Essaie quand même, insista-t-elle.

Charlotte sourit, perdue dans ses pensées.

— Bien sûr. Je me suis toujours intéressée à son travail. Je serai ravie de l’aider.

Son sourire s’élargit.

— D’un point de vue féminin, qu’il n’obtiendra évidemment pas de ses collègues de la police.

Emily poussa un soupir de soulagement, et Charlotte se mit à rire.

Lorsque, vendredi après-midi, Emily arriva à Callander Square, elle savait déjà par Charlotte que le second bébé ne présentait malheureusement aucun signe particulier. Le premier, cependant, celui qui avait été enterré plus en profondeur, avait une tête difforme. Elle avait repris espoir quand Charlotte lui avait fait remarquer que, les infortunés corps ayant séjourné sous terre depuis quelque temps déjà, il était impossible de se prononcer sur la couleur de leur peau ou de leurs cheveux. Emily n’avait pas songé à la putréfaction, et cette idée l’affecta inexplicablement. Naturellement, la chair ne subsistait pas. D’après Pitt, lui dit Charlotte, seule la nature argileuse du sol les avait conservés jusque-là. C’était une évocation extrêmement désagréable.

Elle n’y pensait déjà plus quand elle sonna à la porte des Balantyne. On lui ouvrit aussitôt et on l’introduisit dans la grande salle de réception où se pressaient les invités, hommes et femmes. Un énorme et luisant piano à queue se dressait au milieu de la pièce, les pieds pudiquement camouflés. Au premier coup d’œil, Emily aperçut Christina, Euphemia Carlton, Lady Augusta et plusieurs autres personnes qu’elle comptait également parmi ses relations mondaines. Elle reconnut aussi Brandy Balantyne, grand, mince et brun comme sa mère et sa sœur, mais au visage plus plaisant, plus ouvert. Il se retourna et, à la vue d’Emily, un sourire illumina ses traits.

— Lady Ashworth, quel plaisir de vous voir !

Il vint à sa rencontre.

— Vous connaissez Alan Ross ? Non ? Hélas pour lui.

— Mr. Ross, le salua-t-elle gracieusement.

Il s’inclina d’un air quelque peu emprunté. Agé d’une trentaine d’années, il était d’une constitution frêle, mais avec un visage expressif et délicat, d’une gravité peu commune.

— Très honoré, Lady Ashworth.

Il s’abstint de tout autre compliment, ce dont elle lui sut gré. À la longue, la flatterie devenait assommante. Ce n’était, finalement, qu’une formule de politesse dans la bouche de la plupart des hommes, un réflexe comme bonjour ou au revoir.

La conversation tourna autour d’un sujet anodin, auquel chacun ne prêta qu’un minimum d’attention polie. Le regard d’Emily s’arrêta sur Euphemia Carlton. Dépitée, elle dut s’avouer que cette dernière avait une mine superbe ; on pouvait même dire sans exagération qu’elle rayonnait. La tension, le remords qu’Emily avait perçus chez elle étaient-ils dus à une indisposition passagère ? Emily chassa cette pensée. Il était trop tôt pour en juger.

Elle accepta un rafraîchissement raffiné des mains d’une soubrette au tablier empesé. Il y avait un valet devant la porte, bel homme au regard lourd et à la physionomie lascive. Elle avait déjà vu cet air-là chez les dandys et les noceurs qui sortaient du club de George, perdants et gagnants confondus. N’étaient-ce les hasards de la naissance, cet homme aurait pu faire partie du nombre. À présent, il se tenait dos au mur dans la maison d’un général, vêtu d’une livrée, pour servir les dames et les quelques gentlemen qui n’avaient rien de mieux à faire de leur après-midi. Elle vit Christina Balantyne passer en riant devant lui, sans plus se soucier de lui que s’il avait été un meuble ou une vasque à fleurs.

Le divertissement commença, d’abord par une valse de Chopin exécutée avec davantage de précision que de lyrisme ; puis une contralto mal assurée chanta trois ballades. La mine passionnément absorbée, Emily laissa vagabonder ses pensées.

Bien qu’elle n’eût pas été présentée à Sophie Bolsover, elle avait entendu son nom dans une conversation et appris qu’elle habitait également Callander Square. Elle lui lança un coup d’œil oblique, d’une part par curiosité, et d’autre part parce qu’il était plus facile de garder son sérieux sans plonger son regard dans les yeux candides de la contralto. Sophie Bolsover appartenait à cette catégorie avec laquelle elle avait eu le temps de se familiariser ces deux dernières années : encore très jeune, suffisamment gâtée par la nature pour être capable de masquer ses défauts et faire ressortir ses avantages. Issue d’une bonne famille, sa fortune lui avait per mis d’espérer faire un beau mariage. Elle n’avait pas craint de rester vieille fille, dépendante des autres ; elle n’avait pas dû se battre pour devancer les innombrables sœurs dans une maison envahie par les femmes. Tout cela, Emily le comprit à son assurance tranquille et somme toute superficielle.

Sitôt le concert terminé et dûment applaudi, elle se fit un devoir de lier connaissance avec Sophie. Emily était charmante, habile et passée maître dans l’art des mondanités. Au bout de cinq minutes, elle causait avec Sophie de mode, de relations communes et se demandait avec elle qui allait épouser qui. Emily orienta la conversation sur les habitants du square en commençant par un compliment à l’adresse de Christina.

— Très belle fille, acquiesça Sophie en souriant.

Emily n’était pas vraiment d’accord avec le choix des mots. Christina était sophistiquée, séduisante, aux yeux des hommes en tout cas, mais certainement pas belle.

— En effet, renchérit-elle sur le ton de la confidence. À mon avis, elle ne manquera pas de prétendants.

— À un moment, j’ai cru qu’elle épouserait Mr. Ross.

Sophie inclina imperceptiblement la tête en direction d’Alan Ross, absorbé dans une discussion avec Euphemia Carlton.

— Mais à vrai dire, il n’a jamais oublié la pauvre Helena.

Emily dressa l’oreille.

— Helena ? répéta-t-elle en feignant magistralement l’indifférence. Lui est-il arrivé quelque malheur ?

— On n’en parle jamais, répondit Sophie avec une certaine inconséquence.

L’intérêt d’Emily grandit encore.

— Mon Dieu, mais c’est passionnant ! Qui n’en parle jamais ?

— Laetitia Doran, voyons.

Sophie ouvrit de grands yeux.

— Helena était son unique enfant. À l’époque, évidemment, Georgiana n’habitait pas chez elle.

— Elle est venue… après ?

Emily s’efforçait d’y voir clair.

— Oui, pour la consoler.

— La consoler de quoi ?

— De quoi ? Mais après qu’Helena s’est enfuie. S’est fait enlever… dit-on. Comment peut-on être aussi stupide et irresponsable ! Et quelle honte pour sa mère !

— Qui l’a enlevée ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé ? Bonté gracieuse, ce n’était quand même pas un domestique ?

— Qui sait ? Personne ne l’a vu.

— Quoi ? Vous voulez rire ?

Emily n’en croyait pas ses oreilles.

— Était-il tellement affreux qu’elle n’osait pas… oh, ciel ! Il n’était pas déjà marié ?

Sophie pâlit.

— Seigneur, j’espère que non. Ce serait horrible. Mais non, je ne le pense pas. Elle était très belle, Helena, vous savez. Elle aurait pu choisir parmi… oh, je ne sais pas combien de prétendants. Le pauvre Mr. Ross a été complètement anéanti quand elle est partie.

— Il l’a su ?

— Bien sûr. Elle a laissé un mot pour dire qu’elle se sauvait. Il suffisait d’un peu de bon sens pour comprendre qu’elle avait un soupirant. Les femmes sentent ces choses-là. Sur le moment, je me souviens, j’ai trouvé ça très romantique. Je ne pensais pas que ça finirait aussi tragiquement.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de tragique, répliqua Emily en fronçant les sourcils, si elle s’est enfuie pour l’épouser quelque part ailleurs. C’était peut-être quelqu’un que sa mère n’acceptait pas, mais qui l’aimait. D’accord, c’est un peu stupide, surtout s’il était sans le sou, mais pas totalement dramatique. Les amours romantiques manquent de pragmatisme dans le quotidien, quand il s’agit de payer la cuisinière, la couturière et autres. Mais quand on a du bon sens, c’est supportable. L’une de mes sœurs a fait une mésalliance flagrante, et elle nage dans un bonheur tout à fait écœurant. Mais elle est spéciale, je suis la première à le reconnaître.

— Est-elle réellement heureuse ?

Surprise et intriguée, Sophie haussa les sourcils.

— Oh oui ! Mais pour vous et moi, ce serait un cauchemar. Si Helena est comme elle, et si elle craignait la réaction de sa mère, elle a peut-être choisi la solution la plus simple.

Le visage de Sophie s’anima.

— Quelle charmante idée ! Elle est probablement en Italie, mariée à un pêcheur ou à un gondolier.

— Avez-vous beaucoup de gondoliers en circulation dans Callander Square ? s’enquit Emily poliment.

Sophie s’esclaffa, puis regarda autour d’elle, atterrée par son propre impair… le rire spontané, non la question idiote.

— Vous êtes d’une fraîcheur délicieuse, Lady Ashworth, fit-elle entre ses doigts. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi drôle.

Ravalant la réplique cinglante qui lui montait aux lèvres, Emily se contenta de sourire.

— Pauvre Mr. Ross, dit-elle d’un ton détaché. J’imagine qu’il tenait beaucoup à elle. C’était il y a longtemps ?

— Bien plus d’un an, oui, je dirais même presque deux.

Une vague de découragement submergea Emily. Helena Doran lui apparaissait comme la suspecte idéale. Mais la réponse de Sophie la reléguait au rang des improbabilités. Instinctivement, elle risqua un coup d’œil en direction d’Euphemia. Il y avait un homme à ses côtés qu’Emily n’avait pas encore vu, un homme excessivement distingué, proche de la soixantaine.

— Cet élégant gentleman, là-bas, avec Lady Carlton, qui est-ce ? demanda-t-elle.

Le regard de Sophie suivit le sien.

— Ah, c’est Sir Robert. Ne le saviez-vous pas ?

— Non.

Emily secoua légèrement la tête. Il devait avoir au moins vingt ans de plus que sa femme… détail fort intéressant.

— Je pense que j’aurais été mal à l’aise avec un mari aussi imposant, hasarda-t-elle. Il a l’air d’un grand personnage. Il est au gouvernement, je crois ?

— En effet. J’ai la même impression que vous, vous savez. Vous êtes très perspicace. Vous avez su exprimer exactement ce que je ressentais sans m’en rendre compte.

Emily était lancée.

— Il ne doit pas être drôle tous les jours.

— Non.

Sophie l’enveloppa du regard et se rapprocha un peu. Sentant venir la confidence, Emily, dont le sang bouillonnait, l’encouragea d’un sourire.

— Elle est très… – Sophie hésita – attirée par Brandy Balantyne. C’est un garçon charmant, Brandy. Si je n’étais pas aussi attachée à Freddie, je jure que je serais moi-même tombée amoureuse de lui !

Emily prit une profonde inspiration. Son cœur battait la chamade.

— Vous voulez dire, fit-elle, incrédule, qu’elle est la maîtresse de Brandy ?

Sophie mit un doigt sur ses lèvres, mais ses yeux dansaient.

— Et elle est enceinte ! ajouta-t-elle. De deux mois ou plus !